La police du travail, XVIIIe-XIXe siècle – Lundi 2 mai 2022 de 9h à 17h30

Présentation

Journée d’études/atelier doctoral organisé par François Pineau, Renaud Seyfried et Philippe Minard, avec le soutien de l’IUF et de l’IDHE.S (UMR 8533-CNRS)

1) La police du travail en France : un court bilan

Les recherches sur la police du travail ont une longue histoire en France, depuis les ouvrages d’Émile Levasseur. En 1979 paraît l’important article « Réflexions sur la police du travail » de Steven Kaplan, qui s’appuie sur les archives de la police parisienne du XVIIIe siècle[1]. Parallèlement, la question revient dans les travaux menés à l’Université Lille III dans les années 1980 et 1990. Jean-Pierre Hirsch évoque ainsi la question du gouvernement du travail, des métiers aux ouvriers, dans le cadre de son étude sur les négociants lillois. Gérard Gayot revient longuement sur l’insubordination des tondeurs de draps, et Philippe Minard choisit d’aborder l’histoire des manufactures du XVIIIe siècle à travers le rôle des inspecteurs, soulignant la bascule, au milieu du siècle, entre la « police de la qualité » et la « police du travail »[2]. De l’autre coté de la rupture révolutionnaire, Paul Delsalle puis Alain Cottereau ont montré, dans les même décennies, le rôle original des tribunaux de Prud’hommes dans la régulation des rapports de travail entre marchands-fabricants et travailleurs à façon, à Lyon et à Roubaix, entre 1806 et 1848[3].

Pourtant, l’impulsion semble être retombée au cours des années 1990 et 2000. Du côté des historiens modernistes, après les années 1980-1990, tout semblait avoir pu être dit, notamment sur l’organisation des territoires proto-industriels et des villes de manufacture. De même, les mondes ouvriers du premier XIXe siècle ont pu être délaissés par les historiens de la deuxième moitié des années 1990 et des années 2000. Surtout, si des travaux ont continué d’être menés, peu d’historiens du travail se sont risqués, jusqu’à il y a peu, dans l’utilisation des archives judiciaires : un fait patent est ici la relative ombre dans laquelle sont restées les justices de manufacture du XVIIIe siècle[4].

Cela pourrait paraître d’autant plus étonnant que parallèlement, les recherches sur l’histoire de la justice et de la police ont connu un développement continu depuis les années 1970, notamment chez les historiens modernistes. À une première vague d’enthousiasme – les archives judiciaires et surtout criminelles devaient permettre un accès à la vie cachée du peuple, voire à sa conscience collective – a succédé un approfondissement critique. Les historiens de la justice sont passés à l’étude des justices civiles et ont patiemment cherché à comprendre le fonctionnement des institutions judiciaires, la représentativité des sources et les stratégies des acteurs, mais aussi ce que les sources judiciaires cachent, à savoir ce que Benoit Garnot a appellé « l’infrajudiciaire »[5]. Notre connaissance du monde judiciaire de l’Ancien Régime a fortement progressé, au détriment peut-être de l’utilisation des archives des institutions de justice comme moyen de saisir les rapports sociaux, même si on peut voir aujourd’hui un regain de cette perspective[6]. Il est important de préciser ici que ces travaux ont été menés en France, mais aussi en parallèle dans d’autres pays européens.

Une place particulière doit être faite – dans la perspective qui est la nôtre – à l’Angleterre. Dans les années 1970-1980, en effet, les historiens anglais ont souligné le rôle de la justice et de la loi comme producteurs des rapports sociaux de production[7]. Comme en France, ces thèses ont fait l’objet d’un réexamen critique, intégrant des analyses détaillées des fonctionnements judiciaires, mais l’interrogation sur les rapports sociaux semble être restée plus centrale[8]. Peut-être faut-il y voir la conséquence d’une différence archivistique fondamentale, la richesse des fonds judiciaires français d’Ancien Régime n’égalant que leur hermétisme. A contrario, le détail de l’activité des juges anglais a été bien moins conservé, ce qui en fait des sources moins foisonnantes, mais probablement plus aisées d’accès[9].

2) Objectifs de l’atelier

Il nous semble donc qu’il existe encore un continent à peine exploré, que nous avons tout juste commencé à défricher, pour comprendre le concret des rapports sociaux artisanaux et industriels, et les dynamiques de transformation qui sont les leurs au cours de la première industrialisation. Il s’agit en quelque sorte pour nous, historiens du travail, d’intégrer la connaissance approfondie des sources et la démarche critique des historiens de la justice à une histoire des rapports sociaux de production.

Cette démarche ne s’inscrit pas en rupture : d’une part, il s’agit de s’appuyer sur les travaux anglais qui, en soulignant le rôle producteur des rapports sociaux qu’ont les institutions judiciaires et répressives, ont montré une manière de ne pas utiliser les archives judiciaires comme simple « reflet » ; d’autre part, on s’inscrit en continuité des travaux menés sur les manufactures et leurs institutions, qui n’ont eu de cesse de montrer le rôle structurant des institutions dans les rapports sociaux et l’organisation des territoires manufacturiers.

Nous proposons par conséquent d’articuler nos travaux autour de trois axes de réflexion :

– Il s’agirait d’abord de s’interroger sur les sources et les institutions qui les produisent : leurs logiques (arbitrage ou répression ?), les rapports de force qui s’y expriment (entre ouvriers et employeurs ou encore entre magistrats et employeurs) et la manière dont on peut les interpréter en tenant compte de leurs biais, qu’il s’agisse des biais répressifs (quelle parole ouvrière ? quelle individuation des tensions collectives ?) ou de ce que ces sources ne montrent pas, à savoir les autres voies de règlement des conflits. De manière similaire, on cherchera à replacer les institutions judiciaires dans l’édifice plus vaste de la police du travail, au sens large. Justices et polices ne sont pas les seules voies de règlement des conflits. De même, elles jouent en interaction avec d’autres institutions, notamment celles de l’administration monarchique en France.

– Cette réflexion sur les sources doit permettre une réflexion plus globale sur la manière dont ces institutions policières et judiciaires structurent et organisent, en fait participent des rapports sociaux de production, le plus souvent à l’échelle d’un territoire donné. Comment contribuent-elles au maintien des hiérarchies sociales dans le travail, mais aussi quel rôle tiennent-elles dans le fonctionnement de la division du travail et dans l’organisation de la production ?

– On cherchera à articuler cette réflexion de manière dynamique en considérant les transformations qui, au cours de la transition au capitalisme industriel, marquent tant les institutions judiciaires que l’organisation du travail. En France, la rupture révolutionnaire est un moment de mutation profonde, mais nous souhaitons l’intégrer dans une chronologie plus large ; aussi le XVIIIe siècle comme le début du XIXe siècle pourront être interrogés.

Enfin, le point peut-être le plus important est qu’il s’agit d’un atelier de travail. Le but pour nous est de permettre les discussions, l’échange des vues et des expériences archivistiques. Pour cela aussi nous avons choisi un cadrage large du sujet. Si la curiosité des organisateurs porte avant tout sur les archives judiciaires, la polysémie bien connue du terme police – administration ou gouvernement sous l’Ancien Régime – doit permettre une large ouverture des discussions, autour de la question de la régulation des rapports de travail. De même, travail ne renvoie pas uniquement au travail salarié, rémunéré à temps, dans des sociétés où domine la pluriactivité et où la division sociale du travail ne montre pas une coupure nette entre « prolétaires » et « industriels ».

[1] Kaplan Steven L., « Réflexions sur la police du travail , 1700-1815 », Revue historique, n° 529, janvier-mars 1979, p.18-77.

[2] Hirsch Jean-Pierre, Les deux rêves du commerce. Entreprises et institutions dans la région lilloise 1760-1860, Paris, Éditions de l’EHESS, 1991 ; Minard Philippe, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998 ; Gayot Gérard, Les draps de Sedan (XVII-XIXe siècle), Paris, éditions de l’EHESS, 1998.

[3] Cottereau Alain, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les audiences prud’homales (1806-1866) », Le Mouvement Social, n°. 141, 1987, p.25–59, Delsalle Paul, La brouette et la navette. Tisserands, paysans et fabricants dans la région de Roubaix et de Tourcoing, 1800- 1848, Dunkerque, Westhoek-éditions des beffrois, 1985.

[4] Cf. notamment Maitte Corine, Terrier Didier, Les rythmes du labeur, Enquête sur le temps de travail en Europe occidentale, XIVe-XIXe siècle, Paris, La Dispute, 2020 ; Jarrige François, « Au temps des tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle 1760-1860, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. Sur les Prud’hommes, cf. Balois-Proyart Jean-Christophe, « Autopsie d’une statistique judiciaire : les états des affaires portées devant les conseils de prud’hommes au début du XIXe siècle », in Feller Laurent, Gramain Agnès (éd.), L’évident et l’invisible, Questions de méthode en économie et en histoire, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020. Les justices de manufacture ont pu être utilisées, mais n’ont guère fait l’objet d’analyses détaillées. Pour une utilisation partielle ancienne, cf. par ex. Deyon Pierre, Étude sur la société urbaine au 17e siècle : Amiens, Capitale provinciale, Paris/La Haye, Mouton 1967, p.199-200.

[5] Pour l’enthousiasme initial, cf. Castan Nicole, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, Flammarion, 1980. Pour le retour critique cf. les recherches menées autour de Benoit Garnot ou encore Antoine Follain. On signalera particulièrement l’ouvrage, remarquable et très représentatif de ces travaux, de Piant Hervé, Une justice ordinaire, Justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Pour l’histoire de la police, cf. Milliot Vincent. « Histoire des polices : l’ouverture d’un moment historiographique », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 54-2, 2007, p. 162-177.

[6] Sur des sujets très différents, cf. parmi les nombreuses thèses en cours : Burgel Élias, « Gouverner le mouvant, Ressources naturelles et propriété sur le littoral lagunaire languedocien (second XVIIe-second XIXe siècle) », thèse sous la direction de Jean-Marc Moriceau et Stéphane Durand, Université de Caen et d’Avignon ; Pasquier Thomas, « Vols et voleurs sous la Révolution et l’Empire », thèse sous la direction de Philippe Minard et Vincent Milliot, Université Paris 8.

[7] Cf. l’ouvrage fondateur du groupe de Warwick : Hay Douglas, Linebaugh Peter, Thompson Edward P. et alii, (ed.), Albion’s Fatal Tree, Crime and Society in Eighteenth-Century England, Londres, Penguin Books, 1975.

[8] On pense en particulier aux travaux de Peter King sur le glanage et de John Beattie sur la répression de la criminalité dans et autour de Londres au XVIIIe siècle : Beattie John, Crime and the Courts in England, 1660-1800, Princeton, Princeton University Press, 1986, King Peter, Crime and Law in England, Remaking Justice from the Margins, 1750-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. Pour un retour général, déjà ancien, sur l’historiographie de la criminalité en Angleterre, cf. Innes Joanna, Styles John « The crime wave, Recent writings on crime and criminal justice in eighteenth century England », in Wilson Adrian (ed.), Rethinking Social History, English Society and its Interpretation, Manchester, Manchester University Press, 1993, p. 201-265.

[9] Pour l’usage de ces sources dans l’étude des rapports sociaux dans les manufactures cf. par exemple Hay Douglas,, « England, 1562-1875, The Law and Its Uses », in Craven Paul, Hay Douglas (ed.), Masters, Servants and Magistrates in Britain and the Empire, 1562-1955, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2004, p. 59-116, et Styles John, « Embezzlement, Industry and the Law in England », in Berg Maxine, Hudson Pat, Sonenscher Michael, Manufacture in Town and Country before the Factory, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p.173-210.

 

Programme

9h — Accueil café

9h15 — Introduction de l’atelier

Institutions & régulations

9h30 — intervention 1 : Benoît Saint-Cast (LAHRHA, Lyon)

10h00 — intervention 2 : François Pineau (IDHE.S Paris 8)

10h30 – pause café

10h45 — intervention 3 : Renaud Seyfried (IDHE.S Paris 8)

11h15 — discussion introduite par Joanna Innes (Oxford)

12h30 — pause déjeuner

Jeux des acteurs

14h — intervention 4 : Guillaume Foutrier (IDHE.S Paris 8)

14h30 — intervention 5 : Juliette Milleron (IDHE.S Paris 1)

15h — intervention 6 : Jean-Christophe Balois (IDHE.S Paris 1)

15h30 — pause café

15h45— discussion introduite par Didier Terrier (Université des Hauts-de-France)

16h45 — discussion générale introduite par Philippe Minard (IDHE.S Paris 8)

17h30 — fin de la journée ; pot de l’amitié

 

Lieu

École Normale Supérieure,

45 rue d’Ulm 75005 Paris

salle IHMC (escalier D, 3e étage)

 

Inscription préalable nécessaire avant le 27 avril : écrire à philippe.minard@univ-paris8.fr